De l’utilisation politique de la figure du sans-abri

Il est en politique des figures emblématiques qui sont pratiques. Leur utilisation permet de mettre un visage sur une idée politique que l’on défend, et en la personnifiant, caricature trop souvent le débat. Ainsi en est-il du trader qui joue avec les millions, symbole de la finance qui perd la tête. Ou encore de l’Arabe qui a réussi, emblème d’une France où quand on veut, on peut encore.

Les sans-abri, stars médiatiques de la crise du logement

Les personnes qui dorment dehors, et je parle bien là de celles qui n’ont souvent plus la force de s’adapter aux centres d’hébergement, de celles qui ne tendent plus la main vers l’aide, font partie de ces figures. Ce sont les stars de la crise du logement ; parce que les victimes ordinaires de cette crise sont invisibles : elles vivent dans des logements trop petits ou insalubres, dans des chambres d’hôtels payés une fortune chaque mois, elles sont accueillies par des proches, dorment dans des squats ou dans des caravanes. Elles sont fondues dans la ville, dans les immeubles, dans les campagnes.

Les sans-abri, eux, ont cela de pratique qu’on les voit. Pour peu qu’on vive en ville, on les voit même chaque jour. Leur dénuement nous agresse, leurs conditions de vie nous font violence. La logique fait le reste : s’ils dorment dehors, c’est qu’ils n’ont pas de dedans où dormir, donc c’est qu’il n’y a pas assez de dedans, donc c’est la crise du logement. Une image utilisée outrancièrement par les parties-prenantes au débat. Un carton dans un renfoncement, un corps blotti sous un duvet, un homme sous une couverture de survie : telles sont les images qui illustrent les articles qui traitent de la crise du logement.

Sans-abri et sans-logement, pas tout à fait bonnet blanc et blanc bonnet

Or ces images et les rhétoriques qui vont avec sont mensongères, car en affirmant que le problème du logement concerne en premier lieu les personnes sans-abri, elles sous-entendent trop souvent également par effet d’entraînement que le problème des sans-abri est un problème de logement. Alors oui, la crise du logement existe en France, et les victimes en sont nombreuses. La Fondation Abbé Pierre en parle très bien. Et oui aussi, la majorité des personnes de la rue vivent ou ont vécu la crise du logement de plein fouet. Mais cela s’arrête là.

Je crois pouvoir dire que, parmi les personnes qui dorment dehors, souvent depuis des années, et pour qui la rue est le théâtre de presque tout leur quotidien, le logement est une lointaine question, que ce soit dans le passé ou dans le futur. Certes, les récits des premiers moments de rue sont souvent liés à la perte d’un logement, et les rêves d’une sortie de rue à un logement retrouvé. Pour autant, les parcours depuis la perte du logement et jusqu’à un logement retrouvé ne dépendent pour beaucoup que peu de la disponibilité de logements.

Alors certes, si les logements abondaient réellement, il y aurait certainement moins de personnes à la rue : celles qui travaillent (au noir ou au blanc) pourraient payer un loyer sans avoir à apporter de preuves interminables de leur solvabilité sur 3 générations ; celles qui ont fait une demande de logement social auraient depuis fort longtemps reçu une réponse positive ; celles qui touchent une petite retraite ou d’autres allocations pourraient trouver une location ou une résidence.

La simplification ne sert que ceux qui en sont les auteurs, au risque de mépris?

Le logement ouvrirait un nouveau champ des possibles pour l’avenir, et en ce sens, il serait déjà précieux de pouvoir compter dessus. Mais il ne fera pas disparaître les personnes sans-abri qui dorment dehors. Pas parce qu’elles l’ont choisi, mais parce que sortir de la rue est un chemin difficile, semé d’embûches, et que c’est nier la force nécessaire à ceux qui s’engagent sur ce chemin que de le réduire à la question du logement.

Les personnes qui dorment dehors sont confrontées – ou l’ont été –  à la crise du logement, mais aussi au chômage, aux absurdités des politiques migratoires, aux déficits de prise en charge psychiatrique, à des histoires familiales tortueuses, à une aide à l’enfance défaillante, à une société qui laisse trop peu de place au handicap, à des prisons qui dés-insèrent au lieu de ré-insérer, à la légion étrangère, à des guerres et des exactions à travers le monde, à de la désindustrialisation en France, à la pauvreté en Inde ou en Afrique, au divorce, à l’alcool et les drogues, à des institutions et des associations qui ballottent trop et écoutent trop peu, à l’indifférence, à la violence de nos sociétés. Et de tant d’autres facteurs, qui contribuent à créer des histoires individuelles, marquées à la fois par les facteurs sociaux-économiques et par des facteurs personnels.

Utiliser les sans-abri pour symboliser la crise du logement, c’est nier la complexité des parcours et des existences. C’est simplifier le débat en utilisant des symboles qui font mal à tous : ces femmes et ces hommes qui dorment dehors, sur les trottoirs de nos villes. C’est enfin réduire la voix des victimes invisibles du mal-logement, celles qui ne dorment pas (encore) sur le trottoir.

Demain, le logement d’abord? Oui, mais pas que le logement!

Aujourd’hui, la politique d’accompagnement des personnes sans-abri a pour mission de se concentrer sur le « logement d’abord ». Une initiative salutaire qui pourrait permettre à des personnes de la rue d’être accompagnées dans le logement en prenant le temps de la reconstruction.

Mais cette initiative innovante qui a fait ses preuves outre-Atlantique ou en Europe du Nord n’aura de sens que si elle donne réellement aux personnes la possibilité de prendre le temps nécessaire à  la reconstruction personnelle, et les moyens de trouver des réponses aux  multiples aux difficultés qu’elles rencontrent (accès aux droits, au travail, soins, etc.) ; et si se développe également une politique de logement plus large, qui s’adresse à toutes les victimes de la crise du logement, qu’elles dorment dehors ou non. Sinon, on continuera à faire croire que le problème du logement et des personnes à la rue est le même. Un mensonge pratique.

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